12 o L’EXPRESS - Semaine du 26 février au 4 mm 2002
Paul-Francois Sylvestre w
Antonine Maillet a créé des per- sonnages qui marqueront a jamais la littérature canadienne-franeaise: La Sagouine, Pélagie, [eanne dc Valois. Le dernier ouvrage de la célébre romanciere acadienne vient aiouter un autre rsonnage a cette liste de gran es fi res féminines : Madame Pe ecta. Cette femme de ménage si attachante devient plus que l’héro'ine d’un roman qui porte son nom; elle devient l'ame complice d’Antonine Maillet.
Madame Perfecta est justement un roman de complicité. L’auteure (je) est en conversation avec sa femme de ménage, en symbiose avec dona Perfecta : «J’en étais rendue a lire dans votre ame, vous me deviniez,
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Une domestique attachante devient 1e personnage d’un roman émouvant
devir.iez que je vous devinais. Alors, autant tout avouer tout de suite.» Et 1e roman prend ainsi la forme d’un aveu, voire d’une immense confidence qui se déroule comme un tapis sur un parquet bien astiqué.
Madame Perfecta a été la domes- tique d’Antonine Maillet pendant dix-sept ans : «Allez, mamozelle Tonine, barbouillez un petit brin, génez—vous pas pour laisser trainer vos affairs.» Tous les jeudis elle se présente comme une Sa ouine dévouée uientend faireb ‘ ertout ce qui a la maison, y compris les personnages si ceux-ci rodent en
dehors du 'er ou la romanciere s’est install pour travailler. Antonine Maillet parle plutot de
son attique. Le mot semble un anglicisme (attic) mais il est bien francais et désigne depuis le XVlle
siecle cet étage placé au somrnet d'une construction. «C’est 1e mot que je prefere 2. 'er, écrit la romancrére. Car )e n‘entasse ni gain ni fourrage dans le derruer'
de ma maison, mais du vent, de ’air, des souvenirs et des rever- res.»
Ce sont les souvenirs et les rever- ies de la femme de ménage espag- nole qui nous sont dévoilés au compte-gouttee, dans le langa e image ui caractérise si bien 1a remand re acadienne. Tout au long de ma lecture, j'ai pris plaisir enoter certaines expressions ou toumures de phrases que je vous livre en guise d’amuse-gueule (1e repas est encore plus savoureux) : «l’honneur c'est comme la virginité, se perd qu’une fois», «la bou e assez grande ouverte pour avaler l’éter- nité», «et l’étermté, c’est plus long
qu’une vie», «les morts ne mettent pas tous le meme temps a moun'r», «je sens sa colere monter en
meg? e», «dans l’innocence, tous les ants se tetrouvent».
Entre vie néelle et vie revée, la romanciere fait s ' avec un relief saisissant 1e rtrait d’une femme d'ex 'on. 1a retrouve jeune fille ans l’Espa e franquiste, immigrante ins ée au Quebec, mere de farnille, ouvriere de la mode et femme de ménage. On la retrouve surtout en tant que femme déterminée, femme courageuse, femme dévouée. En faisant de madame Perfecta un de ses plus beaux personna es, Antonine Maillet lui a offert seule destinée qui était a la mesure de son immense soif de vivre.
Tout au long du roman on en devineunpeulastructure.Alafin,
Roman érotico-poétique Les mots de José Claer assouvissent les passions
Paul-Francois Sylvestre
L’éditeur annonce un roman auda- cieux, déstabilisant et tpoétique. N’y a-t-il pas un adjecti de trop? L’éditeur précise qu’il s’agit d'un premier roman et que les mots, autant que les gestes, participent a l’assouvissement des passions. Le pronostic n’est-il pas démesuré?
as du tout. L'éditeur a parfaite« ment raison.
Ce premier roman, publié aux Edi- tions Vent d’Ouest, s’intitule Nue, un dinumche de pluie et Iosé Claer en est l’auteur. Tirant sa force d’une écriture aussi contemporaine u’in- ventive, le romancier nous p onge dans un univers mystérieux et nous ouv lesportes de l’interdit, voire de lid} ‘ ant. L’histoire qu’il racon- te "en scene deux jeunes femmes, Leslie et Klud. La premiere travaille dans une galerie d’art et agit comme narratrice;1a seconde y pose en tant ue «beauté porc- épiquée de p androgyne». Une passion nourrie de promesses éro-
crime du monde : un attentat a l’im- pudeur. Car il n’y a rien de plus amoureusement indecent que d’étre une fille embrassée par une autre fille, et cela, sachez»le, me pro- cure une impression d'incroyable vertige.»
L’auteur, qui a déja ubljé un texte dans le recueil Cham e d’hétel, de Minou Petrowski (Robert Laffont, 1998), fait constamment preuve de maitrise ' ‘que : «Sur son corps éni an ue, métier a tisser des kilom tres etendresse,je ne laisse pendre que mes seins sta- lactites qui rejoignent ses seins sta- la 'tes.» Ou encore : «C’est fou,
ud, je me rends compte seule-
ment maintenant que )e t’ai écrit mur a mur moins pour te rouver que moi aussi j’étais douce pour labsolu et l’immuable que pour
ue mes mots te protegent, tétreignent, t’armurent, te gardent a vif en mon absence.»
' be romancier- sait manier 1e mot comme (iii 1 de seduction. Le lecteur accroche et mord a l’hamecon : «Ah ! me soulager. Baiser. Vous direz que je ne sais pas vraiment ce que cela signifie, implique, mais baiser debout contre un mur froid, comme cela me serait bon, méme s'il s’a 't d’un mur
comme des vitrines de Noel, par une com licité infirtie, par la fragilité, lindécence, l’inquiétude aussr.»
Jose Claer sait aussi ciseler ses phrases pour leur donner une touche lapidaire : «Pourquoi est-ce pue je me sens toujours obligée de
aire appel a la poésie comme d’autres au 911?» Le jeu de mot ne lui est pas étran r comme en fait foi cet extrait : « lle toute en sponv tanéité, moi toute en réméditation, elle l'inconnue, moi ’attente, elle a qui tous mes membres, 1e moindre centimetre de ma peau musselée réve de faire l’amour, mais a l’état d’éveil seulement, car ce que je lui ai confié est plus de l’ordre du men- sonata1 que du songe.»
fin, signalons que le romanci— er excelle dans l’art de la construc- tion narrative, ne ménageant as l’effet surprise : «Ie m'at-tendais a une bravade, qu’elle me toise sur le terrain des sens interdits, qu’avec frenésie elle chemhe l’emboitement parfait, qu’elle soit bousculade,
e s ux; enfin, ' m’at- tendais a tout sauf a re qu elle soit elle.»
Nae, an dimanche de pluie demeure
un roman d’aventure a la fois amoureuse et littéraire.
Antonlne Malllet
cela devient brillamment clair, pour ne pas dire colore‘. Ecoutez, pour
voir, ce que la romanciere en dit : «11 a fallu ces dix-sept ans de vie a vos cote's, dans ma maison, pour com- prendre le don que vous étiez venue déposer dans mon ame, dans mon ventre, dans ma mémoire inconsciente, pour rassembler toutes les pieces et les agencer en une couverture en patchwork capa- ble d’emmailloter votre dernier jour dans les couleurs chatoyantes de toute votre vie.»
On imagine déja quel beau film pourra étre tiré de ce roman a la fois si simple et si puissant.
Antonine Maillet, Madame Perfecta, roman, ditions Leme’ac, Montreal, 2001, 168 pages.
On pea! rejoindre 1e critique Iittéraire dc L'Express a : paulfrancois@sympati- com
______________________ LESTEERS
11 y a 120 ans Naissance du seigneur des panneaux
Paul-Francois Sylvestre
w
La page d’histoire nous conduit cette semaine dans l’univers des chantiers, des camps de bucherons et des moulins a scie du Nord ontarien. Et dans cet univers il est une famille Sui se démarque des autres. ll s’agit du clan e joseph-Alexandre Dubreuil. Lui et ses fils demeurent des figures legendaires dans l’industrie du bois. Le pére Dubreuil pourrait meme porter le titre de seigneur des panneaux.
Joseph-Alexandre Dubreuil (1882-1945) quitte la ré 'on de Sherbrooke (Quebec) en 1918 et se rend en A itibi ou il construit un moulin portatif. L’entreprise devient rapidement rentable et permet aux quatre fils de pousser lus loin 1e travail de leur pere. Napoleon ( 913-199 ), Joachim (né en 1917)
Au tin(né en 1924 et Mar ‘l'(né en} .92" ‘Ch‘ete‘nt d’amd 1e Magi-aw ASTER merelén719a45.‘ Puis‘ ‘ ils obtiennent des contrats ‘de coupe de bois a Kirkland Lake, a Mountain Ashe (pres de Chapleau) et a Ma ie.
En lggl, les Freres Dubreuil fondent no company town qui porte leur nom : Dubreuilville. Tous les résidants travaillent our eux dans la coupe et la transformation du bors de construction. La mainmise totale de l’entreprise sur la petite ville du Nord
Du chantier au moulin, il taut quatre attelages de chevaux pour tirer un chargement de billots. {Archives pubhques du Canada, PAv11566)
des années 1980, mais il est de plus en plus difficile
ti ues unit ces deux femmes.
josée Claer ado te un style direct mais jamais cru. E appelle un chat un chat et ne toume pas autour du pot. «Elle m’embrasse. Surtout ne pas fermer les eux pour etre sure
ue c’est une «e e» qui 1e fait et que c est avec cette «elle» que je suis en train de commettre le plus beau
folie mur a mur avec en
d’exécution, mon execution a moi. Oh ! vivre pleinement ma derniére lus un orgasme en guise de int ‘ al.» 1] en va de meme dans a description hétérosexuelle : «Nous étions ivres de nos beaute’s jumelles, les joues en feu, illumine’s par en dedans
José Claer, Nue, un dimanche de pluie, roman, collection «Azimuts», Edi-
tions Vents d’Ouest, Hull, 2001, 206 Andre Paiement :
pages. parole, Sudbury, 1983).
On peut rgoindre 1e critique lit‘ téraire de L’ xpress a : paulfran- president et directeur énéral cois@sympatico.ca
ontarien a longtemps fait considérer cette derniere comme un fief de la famille Dubreuil. Cette situation . a méme donné lieu a me piéce de theatre signée former les relations de travail. Jean-Paul Dubreurl Lavalléville (Editions Prise de
Pendant plusieurs années, Na oléon Dubreuil est e Dubreuil Forest roducts. Son fils Iean- aul lui succede au milieu
de com oser avec le mouvement syndical qui, depuis 978, a commence a profondément trans-
finit par vendre toute I’entrepgise familiale a l’homme d’affaires Buchanan, de under Bay.
On peut rejoindre notre chroniqueur historique a : pau francois@sympatico.ca
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Les deux argumentations, en faveur de l'une ou de l'autre des solutions, étaient equiva- lentes. La discussion aurait pu durer longtemps, si Fanny n'avait remarqué, pres de l'ar- riere de l'escalier, un support a flambeau a meme la pierre du mur.
. — Voila 1a réponse! s'écria
Bon-papa. C'est pour éclairer la descente dans la souterrain qu'on a prévu un flambeau a cet
endroit.
Ce fut dans l'allégresse générale que les fouilles reprirent. Les parents de Fanny s'étaient joints aux terrassiers. Le travail avancait vite. On remplit plusieurs brouettées de terre qu‘on alla vider au fond du jardin. Il fallait quatre personnes pour remonter la brouette pleine dans l'escalier extérieur.
Bientot, des marches apparurent. Enfin, on atteignit de grosses planches qui, prenant appui sur un degré de l'escalier et une comiche, avaient retenu la terre et bouchaient le passage. 11 suffisait de les retirer pour que celui-ci soit libre.
CHAPITRE XXVI Les gendarmes interviennent
Cette gueule béante dans le noir de la terre attirait et repous- salt tout a la fois. L'affaire devenait trop sérieuse pour étre prise a la legere. Les plus téméraires* 1e comprirent en descendant les premieres marches et en essayant de percer 1e mystere des te’nebres a l‘aide d'une lampe de pochc.
— 11 faut étre mieux équipé pour continuer, constata Monsieur Desjardins.
— Tout a fait, appuya Bon-papa. On ne peut pas entrer 1a- dedans sans casque. La progression risque d'étre lente s'il y a eu des éboulements a certains endroits.
LE FAUCON D’OR
Un roman de Mary-Christine Thouin
— Et i1 faudra étre bien éclairé, il peut y avoir des pieges, fit remarquer Fanny.
— Avec de grosses araignées, la taquina Nicolas.
— Ou des squelettes, rajouta Fanny qui avait deviné la hantise du garcon.
— Le mieux est de prévenir Ia gendarmerie pour qu'on nous envoie des hommes et du materiel.
Au debut de l'apres-midi, Monsieur Poulley arriva a la téte d'une équipe de six gendarrnes. Trois d'entre eux avaient recu une formation spéciale pour intervenir en cas de sinistres graves ou de tremblements de terre. Deux autres passaient la majeure partie de leurs loisirs sous terre a explorer les avens‘ et les gouffres dans le cadre d'un club dc spéléologie*.
Quant au dernier, il avaiflété trapéziste dans sa jeunesse. Il était entré dans la police lorsque 1e cirque qui l'embauchait avail fermé définitivement ses portes. C'était un personnage unique qui enchanta tout le monde par sa bonne humeur et son agilité. A une autre époque, Monsieur Lacraubat aurait pu étre fou du roi!
Les nouveaux arrivants S’émerveillerent de la découverte de ces trésors historiques et des retombées possibles pour leur petite ville.
La douzaine de marches de l'escalier du souterrain donnait acces a une galerie construite en pierre. Large d'environ deux metres, elle s'enfoncait en pente douce en direction du sud. Tant qu'on ne connaissait pas I'état des lieux, il fut décidé que seuls les gendarmes y pénétreraient.
Apres un conseil de guerre qui parut interminable aux enfants, les choses sérieuses reprirent enfm. Et les explorateurs s'enfoncerent dans la terre. Un systeme de radio sans fil les reliait au groupe resté a la surface. A mesure qu'ils progressaient dans la galerie, ils prenaient le temps d'installer l'éclairage et de passer leurs commentaires a ceux qui attendaient a l‘cntrée du souter— rain.
Sur les trois cents premiers metres. leur progression fut aisée. La pente de la galerie s'accentuait de plus en plus. Chacun dev- inait que le souterrain descendait vers la ville.
W... Roman-feuilleton
— Ils sont peut-étre déja sous les premieres maisons.
— Probablement.
— A116! A116! coupa un appel radio. ca descend encore. Maintenant. nous dcvons nous arréter. H y a eu un éboulement. Il serait dangereux dc dégager la terre sans soutenir la vofite.
— Alors remontez.’ J'essaie de (rouver ce qui] faut pendant que vous vous reposez un peu, ordonna Monsieur Poulley.
Les deux amateurs dc spe’le’ologic avaient pu évaluer approximativement 1e materiel néccssuirc.
Nicolas et Fanny étaient sur des charbons ardents. Leur curiosité les aurait entrainés imme’diatement dans les entrailles de la terre. s'ils ne s‘étaient raisonnés. Mais ils savaient trop qu’en cédant a leur impatience ils risquaicnt de nuire aux travaux. Nicolas aurait alors peu dc chances de parcourir le souterrain avant son depart. ll ne resiait qu'unc semaine!
Monsieur Poulley se révéla extraordinairement efficace. Une heure et demie apres. il revint dans une camionnette de la gendarmerie avec les poutrclles. les madriers. les planches. les outils et la petite quincaillerie demande’s. Se’duits par l’aventure, les six gendarmes curcnt tot fait de les transporter sur le lieu de l'éboulement et de commencer les reparations.
Dans un jeu dc va-et~vicnt de trois brouettes. ils remontaient a l'escalier la terre qu'ils dégageaient au fur et a mesure de la- vancement du souténement. Le groupe dc surface prenait le relais pour la sortir ii l'cxtérieur.
ll fallut deux jours complcts... oui! deux jours encore, avant de pouvoir reprcndre la progression. Passe l'éboulement. 1e souterrain continuait en un rcplut. puis en pente douce : on était arrive en ville. Des marches raides ct humides menaicnt plus pro- fondément encore dans la terre. Lit. Ia galerie devenait horizon— tale et détrempéc. mais on pouvait y uvunccr normalement.
— Nous sommes sous la rivicre. Aucun doute n'est permis!
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— Voici les marches pour utteindrc I'autre rive. La suite du roman sera publiée chaque semaine dans L’Express de Toronto